vendredi 15 novembre 2013

Danse Noire, de Nancy Huston


Milo Noirlac est scénariste. Paul Schwartz est réalisateur. Les deux hommes sont amants et ont travaillé ensemble sur de nombreux films. Celui-ci sera le dernier, car Milo se meurt dans sa chambre d'hôpital. Comme dans « Lignes de faille », on est là dans la saga familiale, chaque membre du clan éclairant, par son histoire, le devenir de la génération suivante. Trois personnes sont au centre de l'intrigue : Milo, sa mère Awinita et son grand-père Neil, le père de son père Declan. Sur un siècle et trois continents, Nancy Huston emmène son lecteur de l'Irlande au Québec, à New York et au Brésil.
C'est dense, fort, rythmé... L'écriture est agréable, fluide, comme on y est habitué avec cet auteur. Pas de surprise, donc, Nancy Huston confirme une fois de plus son talent.

De ma lecture, j'ai retenu deux aspects qui m'ont particulièrement interpellée. Le premier, c'est la place de la sexualité dans ce roman. De la relation de Milo et Paul à celle d'Awinita et Declan, ou encore de Neil et Marie-Jeanne, sa femme, dont on n'entend parler qu'à travers les maternités successives (treize enfants quand même !), la sexualité est présente dans tout le roman et c'est l'occasion de l'aborder sous différents angles : la maternité d'une part, en particulier avec Neil et Marie-Jeanne, donc ; la prostitution pour Awinita, à laquelle se double la relation stable avec Declan, le fils de Neil, puis les relations de Milo et de ses différents partenaires, masculins et féminins d'ailleurs. Si une trop grande place de la sexualité dans certains romans me semble parfois nuire au récit, ici, ce n'est pas du tout le cas à mon avis. La sexualité n'est qu'un prétexte, finalement, pour mettre en avant les couples dont il est question, même si certains personnages sont plus effacés que d'autres.
Par ailleurs c'est un aspect important du livre, parce qu'il reflète les évolutions des sociétés et des mentalités dans leur ensemble, à travers le temps. Finalement, ce roman décrit non seulement une famille à travers trois générations, mais aussi l'évolution sociale, le contexte dans lequel ces personnages évoluent. Il s'agit là, somme toute, de l'essence même d'un bon roman, en plus du talent propre de l'écrivain.

Le second aspect du récit qui m'a beaucoup plu est relatif aux savoureux dialogues entre les différents protagonistes de l'histoire. Ces dialogues ont deux particularités : ils sont, d'une part, en anglais, irlandais ou canadien. L'orthographe particulière permet sans doute d'identifier l'origine géographique, mais je ne m'y connais pas suffisamment pour dire avec plus de précisions quelle orthographe traduit l'accent irlandais ou canadien. La seule hypothèse que je peux faire est qu'il s'agit de l'anglais canadien puisque c'est la nationalité de l'auteur et qu'une grande partie du récit se situe au Canada, mais le personnage de Neil étant Irlandais, on peut dès lors supposer que la langue utilisée et l'accent transcrit pourraient être irlandais également.
La seconde particularité est que les dialogues ont été traduits en « Français » par l'auteur. Je mets des guillemets, parce que la traduction du texte lui-même est bien en Français, pour l'édition française en tout cas, alors que la langue utilisée pour la traduction des dialogues est sensiblement différente. Et là, c'est formidable d'un point de vue linguistique. Parce que quand on lit l'Anglais en V.O., normalement, on n'a pas besoin de traduction, et, souvent d'ailleurs, la traduction amoindrit la force du propos en général. C'est parfois le cas quand on regarde un film en langue étrangère traduit en français : il peut perdre de sa force avec la traduction, ou bien le message transmis n'est plus tout à fait le même. Mais ici, la traduction s'impose pour plusieurs raisons : d'une part, la langue de traduction n'est pas le Français mais le Québécois ce qui, en soi, est déjà savoureux en ce que c'est porteur de découvertes linguistiques. D'autre part, à de nombreux endroits, il ne s'agit pas à proprement parler, me semble-t-il, d'une traduction littérale mais plus probablement d'une réécriture des dialogues, ce qui est intéressant et complémentaire de la version anglaise et permet d'aller plus loin dans la compréhension des personnages.
J'ai été particulièrement sensible à cet aspect parce que deux membres de ma fratrie ont émigré, l'une à Québec et l'autre à Montréal. Tous les deux me font régulièrement part de leurs « découvertes linguistiques » ou de leurs étonnements à ce sujet. Et à la lecture de ce livre, j'ai bien mieux compris ce qu'ils essaient de me faire comprendre depuis longtemps déjà : le Québécois, finalement, a depuis longtemps évolué parallèlement au Français, se nourrissant autant d'apports anglophones que de ceux d'émigrants de diverses régions de France ou d'ailleurs. En définitive, il s'agit d'une langue riche de termes inconnus en France, ou dont l'usage n'a plus cours ici depuis longtemps.

On pourrait encore parler du côté « saga », de l'immigration, de la violence, de la quête identitaire, tous aspects qui émaillent ce roman et en font un texte dense, riche, où il y a « à manger », en quelque sorte, lui conférant une consistance et une force indéniable. Mais il est difficile de décrire ici tous les aspects du roman !

Forte de toutes ces découvertes, de ces voyages à travers le temps, l'espace et les langues, j'ai littéralement savouré, dégusté même ce roman. Et s'il fallait mettre une note, ce serait donc sans problème un 19 sur 20.

Un très, très grand merci aux éditions Actes Sud et à Price Minister, puisque cette lecture est faite dans le cadre des « Matchs de la Rentrée Littéraire », organisés conjointement par Price Minister et les éditeurs des livres sélectionnés par les quatre marraines de l'édition 2013 ! Je n'ai bien sûr pas lu tous les ouvrages de la sélection, mais s'ils sont tous à la hauteur de celui-ci, le « match » promet d'être serré !

Paru aux éditions Actes Sud (Domaine Français), 2013. ISBN : 978-2-330-02265-5.




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