Milo Noirlac
est scénariste. Paul Schwartz est réalisateur. Les deux hommes sont
amants et ont travaillé ensemble sur de nombreux films. Celui-ci
sera le dernier, car Milo se meurt dans sa chambre d'hôpital. Comme
dans « Lignes de faille », on est là dans la saga
familiale, chaque membre du clan éclairant, par son histoire, le
devenir de la génération suivante. Trois personnes sont au centre
de l'intrigue : Milo, sa mère Awinita et son grand-père Neil,
le père de son père Declan. Sur un siècle et trois continents,
Nancy Huston emmène son lecteur de l'Irlande au Québec, à New York
et au Brésil.
C'est dense,
fort, rythmé... L'écriture est agréable, fluide, comme on y est
habitué avec cet auteur. Pas de surprise, donc, Nancy Huston
confirme une fois de plus son talent.
De ma
lecture, j'ai retenu deux aspects qui m'ont particulièrement
interpellée. Le premier, c'est la place de la sexualité dans ce
roman. De la relation de Milo et Paul à celle d'Awinita et Declan,
ou encore de Neil et Marie-Jeanne, sa femme, dont on n'entend parler
qu'à travers les maternités successives (treize enfants quand
même !), la sexualité est présente dans tout le roman et
c'est l'occasion de l'aborder sous différents angles : la
maternité d'une part, en particulier avec Neil et Marie-Jeanne,
donc ; la prostitution pour Awinita, à laquelle se double la
relation stable avec Declan, le fils de Neil, puis les relations de
Milo et de ses différents partenaires, masculins et féminins
d'ailleurs. Si une trop grande place de la sexualité dans certains
romans me semble parfois nuire au récit, ici, ce n'est pas du tout
le cas à mon avis. La sexualité n'est qu'un prétexte, finalement,
pour mettre en avant les couples dont il est question, même si
certains personnages sont plus effacés que d'autres.
Par ailleurs
c'est un aspect important du livre, parce qu'il reflète les
évolutions des sociétés et des mentalités dans leur ensemble, à
travers le temps. Finalement, ce roman décrit non seulement une
famille à travers trois générations, mais aussi l'évolution
sociale, le contexte dans lequel ces personnages évoluent. Il s'agit
là, somme toute, de l'essence même d'un bon roman, en plus du
talent propre de l'écrivain.
Le second
aspect du récit qui m'a beaucoup plu est relatif aux savoureux
dialogues entre les différents protagonistes de l'histoire. Ces
dialogues ont deux particularités : ils sont, d'une part, en
anglais, irlandais ou canadien. L'orthographe particulière permet
sans doute d'identifier l'origine géographique, mais je ne m'y
connais pas suffisamment pour dire avec plus de précisions quelle
orthographe traduit l'accent irlandais ou canadien. La seule
hypothèse que je peux faire est qu'il s'agit de l'anglais canadien
puisque c'est la nationalité de l'auteur et qu'une grande partie du
récit se situe au Canada, mais le personnage de Neil étant
Irlandais, on peut dès lors supposer que la langue utilisée et
l'accent transcrit pourraient être irlandais également.
La seconde
particularité est que les dialogues ont été traduits en
« Français » par l'auteur. Je mets des guillemets, parce
que la traduction du texte lui-même est bien en Français, pour
l'édition française en tout cas, alors que la langue utilisée pour
la traduction des dialogues est sensiblement différente. Et là,
c'est formidable d'un point de vue linguistique. Parce que quand on
lit l'Anglais en V.O., normalement, on n'a pas besoin de traduction,
et, souvent d'ailleurs, la traduction amoindrit la force du propos en
général. C'est parfois le cas quand on regarde un film en langue
étrangère traduit en français : il peut perdre de sa force
avec la traduction, ou bien le message transmis n'est plus tout à
fait le même. Mais ici, la traduction s'impose pour plusieurs
raisons : d'une part, la langue de traduction n'est pas le
Français mais le Québécois ce qui, en soi, est déjà savoureux en
ce que c'est porteur de découvertes linguistiques. D'autre part, à
de nombreux endroits, il ne s'agit pas à proprement parler, me
semble-t-il, d'une traduction littérale mais plus probablement d'une
réécriture des dialogues, ce qui est intéressant et complémentaire
de la version anglaise et permet d'aller plus loin dans la
compréhension des personnages.
J'ai été
particulièrement sensible à cet aspect parce que deux membres de ma
fratrie ont émigré, l'une à Québec et l'autre à Montréal. Tous
les deux me font régulièrement part de leurs « découvertes
linguistiques » ou de leurs étonnements à ce sujet. Et à la
lecture de ce livre, j'ai bien mieux compris ce qu'ils essaient de me
faire comprendre depuis longtemps déjà : le Québécois,
finalement, a depuis longtemps évolué parallèlement au Français,
se nourrissant autant d'apports anglophones que de ceux d'émigrants
de diverses régions de France ou d'ailleurs. En définitive, il
s'agit d'une langue riche de termes inconnus en France, ou dont
l'usage n'a plus cours ici depuis longtemps.
On pourrait
encore parler du côté « saga », de l'immigration, de la
violence, de la quête identitaire, tous aspects qui émaillent ce
roman et en font un texte dense, riche, où il y a « à
manger », en quelque sorte, lui conférant une consistance et
une force indéniable. Mais il est difficile de décrire ici tous les
aspects du roman !
Forte de
toutes ces découvertes, de ces voyages à travers le temps, l'espace
et les langues, j'ai littéralement savouré, dégusté même ce
roman. Et s'il fallait mettre une note, ce serait donc sans problème
un 19 sur 20.
Un très,
très grand merci aux éditions Actes Sud et à Price Minister,
puisque cette lecture est faite dans le cadre des « Matchs de
la Rentrée Littéraire », organisés conjointement par Price
Minister et les éditeurs des livres sélectionnés par les quatre
marraines de l'édition 2013 ! Je n'ai bien sûr pas lu tous les
ouvrages de la sélection, mais s'ils sont tous à la hauteur de
celui-ci, le « match » promet d'être serré !
Paru aux éditions Actes Sud (Domaine Français), 2013. ISBN : 978-2-330-02265-5.